De l'IA en VC : de Charybde en Scylla ?

Dans l'univers feutré du capital-risque, l'intelligence artificielle s'impose progressivement comme un outil incontournable. Elle promet de révolutionner les prises de décision, d'éliminer les biais humains, et d'ouvrir la voie à une efficacité encore inégalée. Face à cet engouement, certains fonds n'hésitent pas à miser gros sur des algorithmes capables d'éplucher des dizaines de milliers de dossiers en un temps record, d'identifier des signaux faibles, ou de prédire les trajectoires futures d'une industrie. Mais dans cette course à l'innovation, d'autres alertent sur les dangers d'un excès de confiance envers une technologie encore imparfaite, accusée de reproduire – voire d'amplifier – les biais systémiques qui gangrènent déjà l'écosystème.
Alors, l'IA est-elle une boussole fiable pour les investisseurs ou une sirène enchanteresse qui risque de nous précipiter dans les écueils d'un jugement déshumanisé ?
L'IA comme boussole, pas comme capitaine
Premier atout de l'IA : sa capacité à traiter des volumes massifs de données. Pour un VC confronté à des milliers de pitch decks chaque année, elle offre une promesse alléchante : prioriser les opportunités, analyser les performances passées, et repérer des signaux faibles dans des industries émergentes. Pourtant, à vouloir systématiser l'évaluation, ne court-on pas le risque de reproduire les biais inscrits dans les données historiques ? Après tout, si l'IA apprend des patterns du passé, comment pourra-t-elle anticiper des ruptures réellement innovantes, celles qui ne ressemblent à rien de connu ?
Si les chiffres séduisent, ils ne disent pas tout. Airbnb, Tesla, ou encore SpaceX auraient-ils passé les filtres d'une IA formée sur des données historiques ? Probablement pas. Ces entreprises ont toutes défié les modèles traditionnels d'évaluation. Et c'est bien là le paradoxe : l'innovation, par définition, sort du cadre.
Les promesses sont là, mais l'IA peine à capturer l'intangible : l'alchimie d'une équipe fondatrice, la vision inspirée d'un entrepreneur, ou encore la passion palpable qui fait d'un projet une aventure irrésistible. Or, c'est souvent là que se joue le succès. Pour un VC, évaluer une start-up ne se limite pas à analyser un modèle économique ou un prévisionnel. C'est aussi une affaire de ressenti, d'intuition et, parfois, de pari.
Les biais algorithmiques : un miroir déformant
L'IA est souvent présentée comme l'antidote aux biais cognitifs humains, mais elle hérite de ses propres travers. Si cela permet d'économiser du temps et de l'énergie, ce type d'outil s'appuie sur des critères qui, eux, sont définis par des humains. L'IA ne fait que reproduire ces critères en boucle, créant une sorte d'écosystème autocyclique où les mêmes types de startups sont constamment mis en avant. Quels projets seront favorisés si l'IA détecte que les fondateurs issus de certaines universités ou milieux géographiques réussissent davantage ? À l'heure où le capital-risque cherche à diversifier ses portefeuilles et à ouvrir ses portes à de nouveaux profils, peut-on se permettre de confier l'évaluation à un outil qui, malgré ses prouesses, manque de conscience sociale ?
Et pourtant, ignorer l'IA serait aussi une erreur stratégique. Les fonds qui l'adoptent prennent une longueur d'avance en matière d'analyse et de vélocité. Face à ces risques, certains fonds ont décidé d'utiliser l'IA comme un outil complémentaire, et non comme une source unique de vérité. Par exemple, des VCs l'utilisent pour effectuer un premier tri des dossiers, mais conservent des comités d'investissement où la discussion et l'intuition jouent un rôle central. Cette hybridation entre humain et machine semble être la voie la plus prometteuse, mais elle pose une question cruciale : qui décide en dernier recours ?
La tentation du tout ou rien
Les débats autour de l'IA en VC s'articulent souvent autour d'une opposition caricaturale : d'un côté, les enthousiastes technophiles qui rêvent d'une automatisation totale ; de l'autre, les puristes du flair entrepreneurial, qui rejettent l'outil en bloc. Mais cette dichotomie est-elle pertinente ? L'histoire récente des innovations technologiques montre que les ruptures les plus durables émergent souvent d'un équilibre subtil entre technologie et humanité. Dans les transports, par exemple, l'arrivée des GPS n'a pas remplacé la capacité humaine à s'adapter à des imprévus. De même, dans la médecine, l'intelligence artificielle ne remplace pas les médecins mais les aide à poser des diagnostics plus précis. Alors pourquoi le capital-risque ferait-il exception ?
L'enjeu ne sera pas de choisir entre l'IA et l'humain, mais de déterminer à quels moments l'un ou l'autre est le plus pertinent. Si un algorithme peut prédire avec une précision acceptable les tendances sectorielles, il reste du ressort du VC de détecter l'âme d'un projet ou d'un entrepreneur. Après tout, une start-up, c'est d'abord une histoire de personnes. L'IA n'est ni une menace ni une panacée, elle est une lame de fond que le secteur doit dompter.
Nouveau cap : réinventer l'humain dans la transaction
L'intelligence artificielle encourage une approche plus transactionnelle du capital-risque, où tout repose sur la prédiction des rendements. Mais que devient alors la notion de value-add, ce rôle essentiel où les investisseurs s'impliquent activement dans le développement des startups, apportant bien plus que de simples financements ? Une transition vers un modèle dominé par l'IA pourrait radicalement transformer la relation entre startups et investisseurs, la rendant plus froide et mécanique.
Et si, au lieu de craindre que l'IA déshumanise le capital-risque, nous y voyions une opportunité de recentrer le métier sur ses véritables forces : la capacité à prendre des risques mesurés, à construire des relations humaines solides et à croire en des projets qui défient les conventions ? L'IA pourrait alors devenir un outil pour enrichir l'intuition humaine, sans jamais la remplacer.
Alors, l'IA en capital-risque : amie ou ennemie ? Peut-être simplement un outil. C'est à nous d'en devenir les maîtres, plutôt que les esclaves.
