La technologie : un mot galvaudé à l'ère du jargon VC

La "technologie" est aujourd'hui sur toutes les
lèvres. De la climatetech à la medtech en passant par la fintech, ce mot est
devenu l'alpha et l'oméga de l'innovation moderne. Mais au-delà du jargon des
venture capitalistes et des pitch decks bien rodés, que signifie vraiment ce
terme ? À quel point est-il devenu une coquille vide, une étiquette facile pour
rendre sexy tout projet, même le plus banal ? Derrière cette omniprésence se
cache une réalité plus complexe : la technologie est un terme ambigu, souvent
galvaudé, et difficile à cerner. Comment, en effet, définir précisément un
concept qui recouvre autant de domaines et d'applications ?Comment définir
l'indéfinissable dans un monde d'étiquettes ?
Une évolution sémantique complexe
Le terme « technologie » est dérivé du grec « technologia », qui désigne l'étude de l'art ou du savoir-faire. Pour Aristote, la technê se distingue de la science pure en ce qu'elle est tournée vers l'action, vers la transformation du monde. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle, avec l'essor de la révolution industrielle, que la technologie prend son sens moderne : un ensemble de techniques appliquées, synonyme de progrès et d'innovation.
Aujourd'hui, le mot "technologie" est utilisé de manière inflationniste. Une entreprise qui propose une application mobile pour la méditation devient une "healthtech", un service de livraison de repas se transforme en "foodtech". Les VC s'enthousiasment pour des startups dont le seul "tech" semble être d'avoir remplacé des processus existants par des interfaces numériques ou des algorithmes souvent opaques. Si ces néologismes ont pour but de catégoriser les startups selon leur secteur d'activité, ils soulèvent plusieurs questions. Est-ce que toutes ces entreprises sont réellement des entreprises technologiques ? Ou bien le terme "tech" est-il utilisé comme un argument marketing pour séduire les investisseurs ? Selon une étude récente du journal Le Monde, plus de 60% des startups labellisées "tech" en France ne développent pas de technologies innovantes, mais utilisent simplement des outils numériques existants.
Dans l'univers des VC, cette question de la profondeur de l'innovation est cruciale. Investir dans des projets superficiellement technologiques, c'est prendre le risque de soutenir des bulles spéculatives, comme celles qui ont éclaté dans la fintech ou l'insurtech. L'engouement actuel pour les deeptech, ces technologies fondées sur des avancées scientifiques de pointe, est une réaction à cette prise de conscience. Mais là encore, le défi est de ne pas sombrer dans le jargon et l'effet de mode.
Le mythe de la solution technologique universelle : entre simplification et complexification
Le problème majeur avec l'utilisation galvaudée du terme "technologie" est qu'il masque souvent des réalités beaucoup plus prosaïques. Les solutions technologiques sont souvent présentées comme des remèdes universels à des problèmes systémiques, qu'ils soient environnementaux, sanitaires ou économiques. Cependant, ces solutions restent ancrées dans des logiques de marché qui, elles-mêmes, sont sources de nombreuses crises que nous traversons.
Certains penseurs contemporains comme Evgeny Morozov critiquent la "solutionnisme technologique", cette croyance selon laquelle chaque problème social, politique ou environnemental pourrait être résolu par une application ou un nouvel algorithme. Morozov appelle à un réexamen critique de la manière dont nous percevons la technologie, arguant qu'elle doit être évaluée non seulement en termes d'innovation, mais aussi d'éthique, de durabilité et d'impact social.
Prenons la climatetech. Les startups qui capturent du CO2 ou créent de nouveaux carburants verts sont indéniablement innovantes. Mais tant que la demande énergétique mondiale reste orientée vers la croissance infinie, ces innovations ne feront que pallier temporairement une tendance de fond, sans traiter la cause structurelle du problème. De même, la fintech, vantée pour sa capacité à "démocratiser" l'accès aux services financiers, est souvent le théâtre d'opérations spéculatives qui accentuent les inégalités.
Le philosophe français Jacques Ellul, dans son ouvrage Le Système technicien (1977), mettait en garde contre la sacralisation de la technologie et l'illusion qu'elle est la solution à tous les problèmes. Cette réflexion est particulièrement pertinente aujourd'hui, à l'heure où le suffixe "tech" est devenu un outil de communication plutôt qu'un reflet d'une véritable innovation.
Vers une redéfinition critique
Comme l'a suggéré l'historien des sciences David Edgerton, nous devrions plutôt parler des "technologies que nous utilisons" plutôt que des "nouvelles technologies". Cette distinction permettrait de ne pas se laisser aveugler par le mirage de la nouveauté et de se concentrer sur ce qui fonctionne réellement.
En somme, la technologie est bien plus qu'un mot à la mode. Elle est une promesse d'avenir, à condition de la définir avec rigueur et de l'employer à bon escient. Comme le disait Heidegger, « la question de la technique n'est rien de technique ». Elle est philosophique, éthique, profondément humaine. Il est temps de renouer avec cette profondeur, pour éviter que la technologie ne devienne qu'un mirage dans le désert de l'innovation.