L'entrepreneur et l'investisseur : un tandem sous tension

Dans le monde du capital-risque, la relation entre l'entrepreneur et l'investisseur est souvent comparée à un mariage. C'est une union pleine de promesses, mais aussi de défis, où se croisent visions, ambitions, et personnalités distinctes. Le succès d'une entreprise dépend largement de cette alliance, et pourtant, ce partenariat est complexe, souvent imprévisible, et parfois même voué à l'échec. Quelles sont les lignes de tension qui façonnent cette relation ? Quels compromis tacites sous-tendent ce tandem de façade ?
Une question de profils : visionnaire pragmatique, artiste tourmenté, stratège méthodique, spéculateur téméraire… ?
Souvent comparé à Icare, l'entrepreneur est celui qui vise les hauteurs, quitte à se brûler les ailes. Motivé par sa vision et son désir de changer le monde, il peut aussi être impulsif et, parfois, insouciant des réalités économiques. Selon la théorie de l'effectuation, popularisée par Saras Sarasvathy, l'entrepreneur ne part pas toujours avec un plan précis. Il se lance souvent avec des ressources limitées, misant sur sa capacité d'adaptation plus que sur un business plan rigoureux. Contrairement à la logique causale, qui part d'un objectif pour définir les moyens, l'effectuation repose sur ce que l'entrepreneur a — réseau, compétences, ressources — pour découvrir les possibilités. Pourtant, une vision à long terme reste cruciale pour garantir une cohérence dans le développement du projet. Elon Musk, par exemple, a une vision à long terme audacieuse : coloniser Mars, électrifier le monde, connecter l'humain à l'intelligence artificielle. Sa capacité à maintenir cette vision malgré les échecs, comme les explosions de fusées ou les incertitudes autour de Tesla, montre l'importance d'un horizon lointain pour guider les actions quotidiennes.
De son côté, l'investisseur est un calculateur sage qui évalue chaque détail avant de s'engager. Il apporte le carburant financier, mais aussi une vision pragmatique. Conscient des risques, il cherche à minimiser les incertitudes tout en maximisant les gains. Sa mission est de faire fructifier le capital, mais il doit aussi croire, au moins un peu, au rêve de l'entrepreneur. Comme Pygmalion sculptant son Galatée, l'investisseur espère parfois façonner l'entrepreneur sans altérer sa créativité.
L'art d'échapper aux biais cognitifs
Fred Wilson rappelle l'importance de ne pas laisser les biais cognitifs modeler la relation avec les entrepreneurs. Même les investisseurs les plus expérimentés ne sont pas à l'abri de pièges comme le confirmation bias ou l'overconfidence. Ce phénomène se manifeste souvent des deux côtés : l'entrepreneur, convaincu de la validité de sa vision, peut ignorer les retours des investisseurs, tandis que l'investisseur, ancré dans ses intuitions ou ses expériences passées, risque de négliger les signes avant-coureurs d'échec.
La réussite de ce partenariat semble reposer sur l'adaptabilité et l'évolution commune des attentes. Comme le souligne Rousseau dans Du contrat social, la confiance et le compromis sont essentiels à une collaboration équilibrée. Un contrat tacite de flexibilité et d'ajustement mutuel ne serait-il pas plus précieux que des accords figés ?
Mariage arrangé ou pacte faustien ?
Le mariage arrangé évoque souvent des unions calculées, où chaque partie entre dans la relation avec des attentes bien définies. L'entrepreneur voit dans l'investisseur non seulement un portefeuille, mais un levier d'influence, un allié capable d'ouvrir des portes verrouillées. L'investisseur, quant à lui, perçoit la start-up comme un territoire à conquérir, et mise sur le potentiel de croissance. Une fois l'accord signé, la relation peut paraître stable en surface, bien que souvent formelle et soigneusement calibrée. Ce partenariat, bien qu'efficace, repose sur une discipline froide et, sans passion véritable, la créativité s'essouffle, transformant le projet en une mécanique bien huilée. Comme dans les alliances de la noblesse d'antan, le but n'est pas l'épanouissement mutuel mais l'expansion stratégique. Et évidemment, ici la dot se mesure en millions de dollars, mais au lieu de diamants, on reçoit une pile de rapports de croissance à analyser à chaque trimestre.
Le pacte faustien, évoqué par Goethe, est peut-être l'analogie la plus pertinente ici. L'entrepreneur promet beaucoup pour obtenir les ressources nécessaires à la réalisation de sa vision. Mais à quel prix ? Le contrôle ? La liberté ? Certains entrepreneurs vendent une partie de leur âme — ou de leur société — pour obtenir cet appui décisif. Ils avancent, conscients que chaque décision devra être justifiée, que chaque pas sera observé par un investisseur qui, tôt ou tard, exigera son dû. Dans ces relations complexes, la question n'est plus de savoir si l'on se marie pour de bonnes raisons, mais si l'on est prêt à céder une part de soi pour atteindre des objectifs communs. L'investisseur devient une figure omniprésente, un partenaire, parfois un mentor, souvent un juge.
L'équilibre incertain du capital-risque
Au fond, la relation entre entrepreneur et investisseur est une danse, où chaque partenaire doit s'adapter aux mouvements de l'autre. Si l'un se fige, le risque est de perdre l'équilibre. Alors, le véritable enjeu n'est-il pas de rester en mouvement, d'accepter la possibilité de l'échec tout en se laissant le champ libre pour évoluer ? C'est peut-être là, dans cet espace incertain, que réside la vraie richesse de cette relation. Ce qui compte vraiment, ce sont les termes tacites de l'accord, ceux que l'on ne signe jamais, mais que chacun comprend en filigrane.
