Licornes ou poneys maquillés ?

La France adore ses licornes. Elle les collectionne comme des vignettes Panini, les exhibe fièrement dans des classements et les hisse au rang de médailles économiques. Dans les salons ministériels comme dans les colonnes de la presse économique, elles sont citées comme des preuves tangibles que l'innovation tricolore est bien vivante, compétitive, conquérante. Mais derrière ces crinières scintillantes, une question dérange : sommes-nous face à de véritables bêtes mythologiques ou à de simples poneys affublés de cornes en plastique, portés par une illusion de marché ?
Startup nation sous perfusion
Pendant des années, les levées de fonds ont été perçues comme la métrique ultime du succès. Elles s'enchaînaient à un rythme effréné, propulsant sur le devant de la scène des entreprises parfois encore vacillantes sur leur modèle, mais dopées à l'argent facile. Cette abondance, favorisée par des taux d'intérêt historiquement bas et une foi presque religieuse dans la croissance exponentielle, a eu un effet paradoxal : au lieu de favoriser l'innovation, elle a souvent produit de la paresse stratégique. Lorsque l'argent coule à flots, il est tentant de confondre vitesse et direction. D'embaucher sans discernement. De se disperser. D'ignorer les signaux faibles qui annoncent un marché saturé, ou une concurrence plus sobre mais mieux organisée. Le capital abondant a agi comme un anesthésiant puissant : il a masqué les fragilités, dilué la discipline, et parfois même court-circuité la lucidité. L'image qui s'impose est celle d'une fête trop bien arrosée, où l'euphorie empêche d'entendre le DJ annoncer que le dernier morceau vient de commencer. Et quand les investisseurs ont discrètement retiré le punch, beaucoup se sont retrouvés à danser à sec.
Une croissance gonflée à l'hélium
Cette surabondance de cash n'est pas neutre. Elle a engendré un culte de la croissance à tout prix, une foi aveugle dans le "blitzscaling" – ce modèle de croissance accélérée qui sacrifie la rentabilité sur l'autel de la vitesse d'exécution. Inspirée de la Silicon Valley, cette stratégie est devenue l'étendard d'un certain type de startup, plus obsédée par le « burn rate » que par la marge brute, plus excitée par l'annonce d'un tour de table que par le moindre euro généré. Mais le blitzscaling est une arme à double tranchant : il repose sur un postulat aussi séduisant que fragile, celui d'un financement continu. Dès lors que les marchés se contractent ou que la confiance se tarit – comme ce fut le cas post-2022 –, l'édifice peut vaciller violemment. Et c'est précisément ce que l'on observe depuis deux ans : des valorisations qui s'effondrent, des plans de licenciements massifs, des restructurations précipitées, des ambitions revues à la baisse. Et pour paraphraser un vieil adage financier, "c'est quand la marée se retire qu'on voit qui nageait tout nu". Le marché opère une forme de purge. Douloureuse, mais nécessaire. Car au fond, une licorne qui ne génère jamais de profit n'est qu'un poney sur lequel on a collé une corne en toc.
Une corne en plastique vissée à la valorisation
Il y a derrière tout cela une illusion plus profonde : celle de la valorisation comme substitut à la valeur. Trop souvent, la valorisation a été érigée en totem, en indicateur absolu du succès entrepreneurial. Mais elle n'est qu'une promesse, une projection, un pari sur le futur. Une richesse virtuelle, rien de plus. Et comme le disait Philippe Aghion pour l'inflation, la valorisation, c'est comme du dentifrice : facile à faire sortir, impossible à faire rentrer. Une startup valorisée un jour à un milliard devra prouver qu'elle peut valoir au moins cela le jour où elle sera vendue ou introduite en bourse. Si elle n'y parvient pas, les conséquences sont multiples : pertes pour les investisseurs, plus-values fantômes pour les salariés détenteurs de stock-options, découragement des talents, et au bout de la chaîne, un fondateur parfois piégé par sa propre ambition. L'exemple est classique : une startup survalorisée se voit proposer une acquisition à un prix inférieur à sa dernière valorisation post-money. Résultat ? Les investisseurs refusent la vente pour "protéger leur multiple" et activent leurs clauses de liquidité préférentielles. Les fondateurs, eux, voient leur part se diluer. Les salariés, eux, n'exercent rien. Tout le monde perd. Une victoire à la Pyrrhus.
Place aux centaures, fin des chimères
Mais au fond, le plus préoccupant n'est pas que certaines startups échouent – c'est dans l'ordre des choses. C'est qu'on ait construit tout un imaginaire autour de ces échecs maquillés en réussites. C'est que les licornes aient été érigées en fin en soi, plutôt qu'en conséquence d'un modèle solide. C'est que la course à la valorisation ait remplacé la construction patiente d'une entreprise durable. En réalité, beaucoup des plus belles réussites françaises – les fameuses "scale-ups silencieuses" – ont grandi sans levées mirobolantes, sans buzz excessif, en privilégiant la marge à la croissance, la rigueur au storytelling. Parce qu'elles n'avaient pas le choix. Parce que leurs fondateurs avaient compris que la sobriété est parfois une alliée bien plus précieuse que le capital-risque.
Ce qu'on vit aujourd'hui, ce n'est pas la fin des licornes, mais la fin de leur impunité symbolique. Et c'est probablement une bonne chose. Cela ouvre la voie à une économie de l'exigence, où l'on ne confond plus storytelling et stratégie, cash levé et cash généré, vanité et valeur. Il est temps de célébrer les centaures – ces entreprises rentables à plus de 100 millions d'euros de chiffre d'affaires – plutôt que les chimères. Il est temps de redonner du crédit aux entrepreneurs qui savent croître avec moins, mais mieux. Ceux qui construisent des modèles résilients, pensés pour durer, et non pour séduire le prochain investisseur. Parce qu'à la fin, une licorne sans rentabilité, sans clients fidèles, sans modèle solide, n'est rien d'autre qu'un poney maquillé. Et comme tous les maquillages, celui-ci finit toujours par couler.