L'innovation sans fin : vers une quête inassouvie de la perfection ?

Chaque jour, de nouvelles technologies émergent, promettant de rendre nos vies plus simples, plus rapides, plus efficaces. Mais à quel point cette course effrénée vers le "toujours mieux" contribue-t-elle notre épanouissement ? Ne nous mène-t-elle pas vers une insatisfaction chronique ? Sommes-nous en train de résoudre des problèmes ou d'en créer de nouveaux ?
Obsédés par la réduction de toute friction dans nos activités quotidiennes, nous oublions que cette friction peut parfois être bénéfique, stimulant la créativité et l'adaptation. En cherchant sans relâche des solutions instantanées et des "hacks" ingénieux, négligeons-nous les effets secondaires potentiels de nos choix ? Il est temps de se demander quel serait l'impact si ces innovations étaient adoptées à grande échelle.
L'insatisfaction inhérente à l'innovation
Depuis le début de l'ère industrielle, la quête de progrès technologique est souvent marquée par un sentiment d'inachèvement, oscillant entre le manque et l'ennui, comme l'a décrit Schopenhauer. Pour lui, l'humanité est semblable à un pendule, constamment en mouvement entre la souffrance de ne pas posséder ce que l'on désire et l'ennui une fois le désir satisfait. Cette oscillation perpétuelle traduit une insatisfaction profonde, que l'innovation semble vouloir combler sans jamais y parvenir totalement.
L'ère moderne semble également illustrer l'absurde décrit par Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe. Comme Sisyphe, l'industrie moderne est condamnée à pousser éternellement son rocher de l'innovation, avec la promesse que l'atteinte du sommet apportera enfin la satisfaction. Mais au sommet, on découvre simplement une nouvelle pente à gravir, un nouveau besoin à satisfaire. Ce cycle de quête perpétuelle, où le progrès devient un objectif en soi, fait écho à cette absurdité de l'existence que Camus décrit, où l'individu crée son propre sens tout en sachant que sa recherche est sans fin.
Là où Lacan parle du "manque" comme moteur du désir, l'innovation devient alors une réponse à un vide existentiel qu'elle ne saurait combler. Dans ce monde où le choix et la nouveauté sont sans cesse renouvelés, Gilles Lipovetsky souligne que l'excès d'options peut entraîner une perte de sens, créant ainsi une "ère du vide". L'innovation, sous la pression des investisseurs, se fait parfois au détriment de la durabilité ou de l'authentique satisfaction humaine, mettant en avant la nécessité de s'interroger sur le véritable sens du progrès.
Industrie 4.0 : progrès ou myopie technologique ?
L'Industrie 4.0, en intégrant des technologies comme l'intelligence artificielle, l'Internet des objets (IoT) et l'automatisation avancée, incarne cette dynamique d'une course effrénée vers le progrès. Cette quatrième révolution industrielle promet de transformer les processus de production en les rendant plus efficients et interconnectés. Cependant, elle soulève également des interrogations sur les limites et les conséquences de cette quête incessante d'optimisation et de rapidité.
La possibilité de tout optimiser crée une pression constante pour faire plus et plus vite. Chaque progrès technologique engendre de nouvelles attentes, de nouveaux standards qui rendent rapidement obsolète ce qui semblait encore révolutionnaire la veille. Un cycle sans fin d'insatisfaction potentielle s'installe. Le concept de "myopie technologique" peut alors être évoqué pour décrire cette tendance à se focaliser sur des améliorations à court terme sans considérer les implications à long terme sur les besoins humains fondamentaux.
L'illusion du toujours plus
Byung-Chul Han, dans La Société de la Fatigue, critique l'obsession du « toujours plus » qui alimente une société sans fin de performance et de succès, menant à un épuisement mental et émotionnel. Cette quête d'innovation, initialement libératrice, devient un nouvel asservissement. Le phénomène du "quantified self" en est une illustration : en cherchant à tout mesurer – sommeil, calories, performances – nous sommes pris dans une tyrannie des chiffres. Ce désir d'optimisation, sous couvert de progrès, aliène nos vies en les soumettant à des données qui fixent nos objectifs et guident nos comportements, nous éloignant de notre authenticité. Han décrit ainsi une transition d'une société disciplinaire à une société de la performance, où l'individu, plutôt que la société, impose sur lui-même une contrainte incessante de travail et d'auto-exploitation, transformant la liberté en servitude pour maximiser les résultats de ses actions.

En quête de sens, plutôt que de vitesse
Peut-être est-il temps de réhabiliter une forme de "slow innovation", qui privilégierait la qualité à la quantité, le progrès humain à la performance technologique. Une innovation qui, plutôt que de nourrir notre insatisfaction perpétuelle, nous aiderait à trouver un équilibre entre le désir de toujours mieux et la reconnaissance des richesses déjà à notre disposition.
En fin de compte, la question reste ouverte : sommes-nous condamnés à être insatisfaits par cette quête du "toujours plus" ? Ou pouvons-nous, comme l'écrivait Montaigne, apprendre à accepter nos limites, à trouver dans cette reconnaissance une forme de plénitude, un équilibre fragile mais salutaire entre l'ambition et la modération ?
Paradoxalement, il se pourrait que la vraie innovation réside dans notre capacité à dire « non » à cette pression incessante pour toujours plus. Repenser l'innovation, non comme un objectif en soi, mais comme un outil au service d'une vision sociétale plus large et plus équilibrée, pourrait être le défi des prochaines décennies. Techno-optimistes, certes, mais notre mission exige que nous soyons avant tout techno-humanistes.
